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5 mai 2013 7 05 /05 /mai /2013 23:12

Ce n'est d'abord qu'une succession de contraintes matérielles toujours un peu embarrassées :

la lourde porte hypocrite dont on ne sait jamais s'il faut la pousser-tirer ou la tirer-pousser ;

la carte magnétique à retrouver entre les tickets de métro et le permis de conduire.

- Contient-elle encore assez d'unités ? Puis, le regard rivé sur le petit écran, obéir aux

consignes : décrochez... attendez...

Dans l'espace clos, trop étroit et déjà embué, on se tient ramassé, crispé, pas à l'aise. Le

pianotage du numéro sur les touches métalliques déclenche des sonorités aigrelettes et

froides.

On se sent captif, dans le parallélépipède rectangle, moins isolé que prisonnier. En

même temps, on sait qu'il y a là un rite initiatique : il faut ces gestes d'obédience au

mécanisme raide pour accéder à la chaleur la plus intime, la plus désemparée la voix

humaine.

D'ailleurs, les sons progressent insensiblement vers ce miracle : à l'écho glacial du

pianotage succède une espèce de chanson ombilicale modulée qui vous conduit au

point d'attache enfin, les coups d'appel plus graves, en battements de coeur, et leur

interruption comme une délivrance.

C'est juste à ce moment-là qu'on relève la tête. Les premiers mots viennent avec une

banalité exquise, un faux détachement

« Oui, c'est moi — oui, ça s'est bien passé — je suis juste à côté du petit café, tu sais,

place Saint-Sulpice ».

Ce n'est pas ce que l'on dit qui compte, mais ce qu'on entend. C'est fou comme la voix

seule peut dire d'une personne qu'on aime de sa tristesse, de sa fatigue, de sa fragilité,

de son intensité à vivre, de sa joie. Sans les gestes, c'est la pudeur qui disparaît, la

transparence qui s'installe.

Au-dessus du bloc téléphonique bêtement gris s'éveille alors une autre transparence.

On voit soudain le trottoir devant soi, et le kiosque à journaux, les gosses qui patinent.

Cette façon d'accueillir tout à coup l'au-delà de la vitre est très douce et magique :

c'est comme si le paysage naissait avec la voix lointaine. Un sourire vient aux lèvres.

La cabine se fait légère, et n'est plus que de verre. La voix si près si loin vous dit que Paris

n'est plus un exil, que les pigeons s'envolent sur les bancs, que l'acier a perdu.

     

 

Philippe Delerm - La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (Gallimard 1997)



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